Table des matières du livre : Ils l'ont découronné

Chapitre 4 - La loi opprime-t-elle la liberté ?

" La liberté consiste en ce que
par le secours des lois civiles,
nous puissions plus aisément
vivre selon les prescriptions
de la loi éternelle
" .
Léon XIII

Je ne saurais mieux résumer les désastres produits par le libéralisme en tout domaine, tels qu’ils sont exposés au chapitre précédent, qu’en vous citant ce passage d’une Lettre pastorale d’évêques datant d’il y a cent ans, mais tout aussi actuelle un siècle plus tard :

" A l’heure présente le libéralisme est l’erreur capitale des intelligences et la passion dominante de notre siècle, il forme comme une atmosphère infecte qui enveloppe de toute part le monde politique et religieux, qui est un péril suprême pour la société et pour l’individu.
Ennemi aussi gratuit qu’injuste et cruel de l’Église catholique, il entasse en faisceau, dans un désordre insensé, tous les éléments de destruction et de mort, afin de la proscrire de la terre.
Il fausse les idées, corrompt les jugements, adultère les consciences, énerve les caractères, allume les passions, assujettit les gouvernants, soulève les gouvernés, et, non content d’éteindre (si cela lui était possible) le flambeau de la révélation, il s’avance inconscient et audacieux pour éteindre la lumière de la raison naturelle elle-même
"[1].

Énoncé du principe libéral
Mais est-il possible de découvrir, parmi un tel chaos de désordres, dans une erreur si multiforme, le principe fondamental qui explique tout ? Je vous ai dit à la suite de l’abbé Roussel : " le libéral est un fanatique d’indépendance " . C’est cela. Mais tâchons de préciser.
Le cardinal Billot, dont les traités théologiques furent mes livres d’étude à l’Université Grégorienne et au Séminaire français de Rome, a consacré au libéralisme quelques pages énergiques et lumineuses de son traité de l’Église[2]. Il énonce comme suit le principe fondamental du libéralisme :

" La liberté est le bien fondamental de l’homme, bien sacré et inviolable auquel il n’est point permis de porter atteinte par quelque coaction que ce soit ; par suite, cette liberté sans limite doit être la pierre immobile sur laquelle s’organiseront tous les éléments des rapports entre les hommes, la norme immuable d’après laquelle seront jugées toutes choses au point de vue du droit ; dès lors, sera équitable, juste et bon tout ce qui, dans une société, aura pour base le principe de la liberté individuelle inviolée ; inique et pervers tout le reste. Ce fut la pensée des auteurs de la révolution de 1789, révolution dont le monde entier goûte encore les fruits amers. C’est tout l’objet de la " Déclaration des droits de l’homme " , de la première ligne jusqu’à la dernière. Ce fut, pour les idéologues, le point de départ nécessaire pour la réédification complète de la société dans l’ordre politique, dans l’ordre économique, et surtout dans l’ordre moral et religieux "[3].

Mais, direz-vous, la liberté n’est-elle pas le propre des êtres intelligents ? Dès lors n’est-il pas juste qu’on en fasse la base de l’ordre social ? — Attention, vous répondrai-je ! De quelle liberté parlez-vous ? Car ce terme a plusieurs significations que les libéraux s’ingénient à confondre, alors qu’il faut les distinguer.

II y a liberté et liberté...
Faisons donc un peu de philosophie. La réflexion la plus élémentaire nous montre qu’il y a trois sortes de liberté.
1) D’abord, la liberté psychologique, ou libre arbitre, propre aux êtres pourvus d’intelligence, et qui est la faculté de se déterminer vers tel ou tel bien indépendamment de toute nécessité intérieure (réflexe, instinct, etc.). Le libre arbitre fait la dignité radicale de la personne humaine, qui est d’être sui juris, de relever d’elle-même, et donc d’être responsable, ce que l’animal n’est pas.
2) Ensuite nous avons la liberté morale, qui concerne l’usage du libre arbitre : usage bon si les moyens choisis conduisent à l’obtention d’une fin bonne, usage mauvais s’ils n’y conduisent pas. Vous voyez dès lors que la liberté morale est essentiellement relative au bien. Le pape Léon XIII la définit magnifiquement et d’une manière très simple : la liberté morale, dit-il, est "la faculté de se mouvoir dans le bien" . La liberté morale n’est donc pas un absolu, elle est toute relative au Bien, c’est-à-dire finalement à la loi. Car c’est la loi, et d’abord la loi éternelle qui est dans l’intelligence divine, puis la loi naturelle qui est la participation à la loi éternelle par la créature raisonnable, c’est cette loi qui détermine l’ordre posé par le créateur entre les fins qu’il assigne à l’homme (survivre, se multiplier, s’organiser en société, parvenir à sa fin ultime, le Summum Bonum, qui est Dieu) et les moyens aptes à obtenir ces fins. La loi n’est pas un antagoniste de la liberté, c’est au contraire une aide nécessaire et il faut dire cela aussi des lois civiles dignes de ce nom. Sans la loi, la liberté dégénère en licence, qui est " faire ce qui me plait " . Précisément certains libéraux, faisant de cette liberté morale un absolu, prêchent la licence, la liberté de faire indifféremment le bien ou le mal, d’adhérer indifféremment au vrai ou au faux. Mais qui ne voit que la possibilité de faillir au bien, loin d’être l’essence et la perfection de la liberté, est la marque de l’imperfection de l’homme déchu ! Bien plus, comme l’explique saint Thomas[4], la faculté de pécher n’est pas une liberté, mais une servitude : " celui qui commet le péché est esclave du péché " . (Jn 8, 34).
Au contraire, bien guidée par la loi, canalisée entre de précieux garde-fous, la liberté atteint sa fin. Voici ce qu’expose le pape Léon XIII à ce propos

" La condition de la liberté humaine étant telle, il lui fallait une protection, il lui fallait des aides et des secours capables de diriger tous ses mouvements vers le bien et les détourner du mal : sans cela, la liberté eût été pour l’homme une chose très nuisible. — Et d’abord, une loi, c’est-à-dire une règle de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, lui était nécessaire " [5].

Et Léon XIII conclut son exposé par cette admirable définition, que j’appellerai plénière, de la liberté :

" Dans une société d’hommes, la liberté digne de ce nom ne consiste pas à faire tout ce qui nous plaît : ce serait dans l’État une confusion extrême, un trouble qui aboutirait à l’oppression ; la liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle " [6].

3) Enfin vient la liberté physique, ou liberté d’action ou liberté vis-à-vis de la contrainte, qui est l’absence de contrainte extérieure qui nous empêche d’agir selon notre conscience. Eh bien, c’est précisément de cette liberté que les libéraux font un absolu, et c’est cette conception qu’il va nous falloir analyser et critiquer.

Ordre naturel et loi naturelle
Mais auparavant, je voudrais insister sur l’existence de l’ordre naturel et de la loi naturelle, parce que les libéraux consentent bien à admettre des lois, mais des lois que l’homme a lui-même forgées, tandis qu’ils rejettent tout ordre (ou ordination, ou ordonnance) et toute loi, dont l’homme ne serait pas l’auteur !
Or, qu’il y ait un ordre naturel conçu par le créateur pour la nature minérale, végétale, animale, et pour la nature humaine également, c’est une vérité scientifique. Aucun savant ne songera à nier l’existence des lois inscrites dans la nature des choses, et des hommes. En quoi consiste en effet la recherche scientifique, pour laquelle on dépense des milliards ? Qu’est-elle, sinon la recherche des lois ? On parle souvent des inventions scientifiques, mais on fait erreur : on n’a rien inventé, on n’a fait que découvrir des lois et les exploiter. Ces lois que l’on découvre, ces rapports constants entre les choses, ce ne sont pas les savants qui les créent. Il en est de même des lois de la médecine qui régissent la santé, des lois de la psychologie qui régissent l’acte pleinement humain : ces lois, tous en conviennent, l’homme ne les pose pas, il les trouve déjà posées dans la nature humaine. Or dès lors qu’il s’agit de trouver les lois morales qui régissent les actes humains en rapport avec les grandes finalités de l’homme, alors les libéraux ne parlent plus que de pluralisme, de créativité, de spontanéité, de liberté ; selon eux chacun ou chaque école philosophique a la faculté de bâtir soi-même sa propre éthique, comme si l’homme, dans la partie raisonnable et volontaire de sa nature, n’était pas une créature de Dieu !
L’âme humaine s’est-elle donc faite elle-même, ou se fait-elle elle-même ? Il est pourtant évident que les âmes malgré toute leur complexité et malgré toutes leur diversités, sont taillées sur le même modèle, ont la même nature. Que ce soit l’âme d’un Zoulou d’Afrique du Sud, ou d’un Maori de Nouvelle Zélande, qu’il s’agisse d’un saint Thomas d’Aquin ou d’un Lénine, vous avez toujours affaire à une âme humaine. Maintenant, une comparaison vous fera comprendre ce que je veux dire : on n’achète pas, à l’heure actuelle, d’objet un peu compliqué, tel que machine à laver, photocopieuse, ordinateur, sans en demander le mode d’emploi. II y a toujours une loi pour s’en servir, une règle qui explique le bon usage de cet objet pour arriver à lui faire faire son travail correctement, pour le faire parvenir à sa fin, dirais-je. Et cette règle, elle est faite par celui qui a conçu la machine en question, non pas par la ménagère qui se croirait libre de jouer avec toutes les touches et tous les boutons ! Alors, toutes proportions gardées, notre âme et le Bon Dieu, c’est pareil ! Dieu nous donne une âme, il la crée, donc nécessairement il nous donne des lois : il nous donne le moyen de nous en servir pour arriver à nos fins, à notre fin ultime surtout qui est Dieu lui-même, connu et aimé dans la vie éternelle.
— Ah ! de cela nous ne voulons pas, s’écrient les libéraux ; les lois de l’âme humaine, c’est l’homme qui doit les créer. — Alors ne nous étonnons pas qu’on fasse de l’homme un déséquilibré, à force de le faire vivre contrairement aux lois de sa nature. Imaginez des arbres qui se soustrairaient aux lois de la végétation, eh bien ils périraient, c’est clair ! Des arbres qui renonceraient à faire monter leur sève, ou bien des oiseaux qui se refuseraient à chercher leur nourriture parce que cette contingence ne leur plait pas : eh bien ils périraient. Ne pas suivre leur loi, que leur dicte leur instinct naturel, c’est la mort ! Et remarquez ici que l’homme, lui, ne suit pas un instinct aveugle comme les animaux : Dieu nous a donné cette immense faveur de la raison, pour que nous ayons l’intelligence de la loi qui nous régit, afin de nous diriger nous-mêmes librement vers la fin, mais non sans appliquer la loi ! La loi éternelle et la loi naturelle, la loi surnaturelle, puis les autres lois qui dérivent des premières : les lois humaines, civiles ou ecclésiastiques, toutes ces lois sont pour notre bien, notre bonheur est là. Sans un ordre préconçu par Dieu, sans des lois, la liberté serait pour l’homme un cadeau empoisonné. Telle est la conception réaliste sur l’homme, que l’Église défend tant qu’elle peut contre les libéraux. Ce fut en particulier l’honneur du grand pape Pie XII d’avoir été face aux attaques du libéralisme contemporain le champion de l’ordre naturel et chrétien.
Pour en revenir à la liberté, disons en bref que la liberté ne se comprend pas sans la loi : ce sont deux réalités strictement corrélatives, qu’il serait absurde de séparer et d’opposer.

" C’est absolument dans la loi éternelle de Dieu qu’il faut chercher la règle de la liberté, non seulement pour les individus, mais aussi pour les sociétés humaines " [7].

  1. Lettre pastorale des évêques de l’Équateur à leurs diocésains, 15 juillet 1885, citée par Don Sarda y Salvany, Le libéralisme est un péché, pp. 257-258.
  2. De Ecclesia, T. 11, pp. 19-63.
  3. Traduction résumée du texte latin, par le P. Le Floch, Le cardinal Billot lumière de la théologie, p. 44.
  4. Commentant le mot de Jésus-Christ en saint Jean.
  5. Encyclique Libertas, du 20 juin 1888, PIN. 179.
  6. Ibid., PIN. 185.
  7. Encyclique Libertas, PIN. 184

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