Table des matières du livre : Ils l'ont découronné

Chapitre 32 - Un libéralisme suicidaire : les réformes post-conciliaires

 

Les esprits loyaux et tant soit peu clairvoyants parlent de "la crise de l’Église" pour désigner l’époque post-conciliaire. Jadis, on avait parlé de "la crise arienne", de "la crise protestante", mais jamais de "la crise de l’Église"... Mais, malheureusement, tous ne sont pas d’accord pour assigner les mêmes causes à cette tragédie. Le cardinal Ratzinger, par exemple, voit bien la crise, mais disculpe totalement le Concile et les réformes post-conciliaires. Il commence par reconnaître la crise :

" Les résultats qui ont suivi le Concile semblent cruellement opposés à l’attente de tous, à commencer par celle du pape Jean XXIII, puis de Paul VI (...). Les papes et les Pères conciliaires s’attendaient à une nouvelle unité catholique et, au contraire, on est allé vers une dissension qui, pour reprendre les paroles de Paul VI, semble être passée de l’autocritique à l’autodestruction. On s’attendait à un nouvel enthousiasme, et on a trop souvent abouti au contraire à l’ennui et au découragement. On s’attendait à un bond en avant et l’on s’est trouvé au contraire face à un processus évolutif de décadence... " [1].

Voici ensuite l’explication de la crise, donnée par le cardinal

" Je suis convaincu que les dégâts que nous avons subis en ces vingt années ne sont pas dus au "vrai" Concile, mais au déclenchement, à l’intérieur de l’Église, de forces latentes agressives et centrifuges ; et à l’extérieur, ils sont dus à l’impact d’une révolution culturelle en Occident : l’affirmation d’une classe moyenne supérieure, la nouvelle "bourgeoisie du tertiaire", avec son idéologie libéralo-radicale de type individualiste, rationaliste, hédoniste " [2].

Et encore un peu plus loin, le cardinal Ratzinger dénonce ce qui selon lui est le vrai responsable "intérieur" de la crise : un "anti-esprit du Concile"

" Déjà, lors des séances, puis de plus en plus durant la période qui a suivi, s’est opposé un prétendu "esprit du Concile" qui, en réalité, en est un véritable "anti-esprit". Selon ce pernicieux Konzils-Ungeist, tout ce qui est "nouveau" (ou présumé tel : combien d’anciennes hérésies en ces années, présentées comme des nouveautés !) serait toujours, quoi qu’il en soit, meilleur que ce qui a été ou que ce qui est. C’est l’anti-esprit selon lequel l’histoire de l’Église devrait commencer à partir de Vatican II, considéré comme une espèce de point zéro " [3].

Alors le Cardinal propose sa solution : revenir au vrai Concile, en le considérant non " comme un point de départ dont on s’éloigne en courant, mais bien plutôt comme une base sur laquelle il faut construire solidement ".

*

Je veux bien considérer des causes extérieures de la crise de l’Église, notamment une mentalité libérale et jouisseuse qui s’est répandue dans la société, même chrétienne, mais justement, qu’est-ce que Vatican II a fait pour s’y opposer ? Rien ! Ou plutôt, Vatican II n’a fait que pousser dans ce sens ! — J’userai d’une comparaison : Que penseriez-vous, si devant un raz de marée menaçant, le gouvernement hollandais décidait un beau jour d’ouvrir ses digues afin d’éviter le choc ? Et s’il s’excusait ensuite, après l’inondation totale du pays : "Nous n’y sommes pour rien, c’est le raz de marée !" Or c’est exactement cela qu’a fait le Concile : il a ouvert tous les barrages traditionnels à l’esprit du monde en déclarant l’ouverture au monde, par la liberté religieuse, par la Constitution pastorale " l’Église dans le monde de ce temps " (Gaudium et spes ), qui sont l’esprit même du Concile et non l’anti-esprit !
Quant à l’anti-esprit, j’admets bien son existence au Concile et après le Concile, avec les opinions tout à fait révolutionnaires des Küng, Boff, etc .... qui ont laissé bien en arrière les Ratzinger, Congar, etc. Je concède que cet anti-esprit a complètement gangrené les séminaires et universités ; et là, le Ratzinger universitaire et théologien, voit bien les dégâts : c’est son domaine.
Mais j’affirme deux choses : ce que le cardinal Ratzinger nomme "anti-esprit du Concile" n’est que l’aboutissement extrême des théories de théologiens qui furent experts au Concile ! Entre l’esprit de Vatican II et le soi-disant anti-esprit, je ne vois qu’une différence de degré, et il me paraît fatal que l’anti-esprit ait influé sur l’esprit même du Concile. — D’autre part l’esprit du Concile, cet esprit libéral que j’ai analysé plus haut longuement[4] et qui est à la racine de presque tous les textes conciliaires et de toutes les réformes qui s’en sont suivies, doit être lui-même mis en accusation.
Autrement dit, "j’accuse le Concile" me semble la réponse nécessaire au "j’excuse le Concile" du cardinal Ratzinger ! Je m’explique : je soutiens, et je vais le prouver, que la crise de l’Église se ramène essentiellement aux réformes post-conciliaires émanant des autorités les plus officielles de l’Église et en application de la doctrine et des directives de Vatican II. Rien donc, de marginal ni de souterrain dans les causes essentielles du désastre post-conciliaire ! N’oublions pas que ce sont les mêmes hommes et avant tout le même pape, Paul VI, qui ont fait le Concile et qui l’ont ensuite appliqué le plus méthodiquement et officiellement du monde, en usant de leur autorité hiérarchique : ainsi le nouveau missel de Paul VI a été " ex decreto sacrosancti oecumenici concilii Vaticani II instauratum, auctoritate Pauli PP. VI promulgatum ".

*

Ce serait donc une erreur de dire : "Mais les réformes n’ont pas leur principe dans le Concile". Sans doute, sur certains points, les réformes ont dépassé la lettre du Concile ; par exemple, le Concile n’avait pas demandé la suppression du latin dans la liturgie, il demandait seulement l’introduction de la langue vulgaire ; mais comme je vous l’ai dit, dans l’esprit de ceux qui ont ouvert cette petite porte, le but était d’arriver au changement radical. — Mais en définitive, il suffit de constater que toutes les réformes se réfèrent officiellement à Vatican II : non seulement la réforme de la messe et celle de tous les sacrements, mais aussi celles des congrégations religieuses, des séminaires, des assemblées épiscopales, la création du synode romain, la réforme des relations entre l’Église et les États, etc.
Je me limiterai à trois de ces réformes : la suppression du Saint-Office, la politique ouvertement pro-communiste du Vatican et le nouveau concordat entre le Saint-Siège et l’Italie. Quel a été l’esprit de ces réformes ?

La suppression du Saint-Office
Ce n’est pas moi qui l’invente, j’ai posé moi-même la question au cardinal Browne, qui fut longtemps au Saint-Office : " Est-ce que le changement du Saint-Office en "Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi" est un changement accidentel, superficiel, un changement d’étiquette seulement, ou est-ce un changement profond, radical ? " Le cardinal me répondit : " un changement essentiel, c’est évident ". En effet, le tribunal de la foi a été remplacé par un office de recherche théologique. On dira tout ce qu’on veut, mais c’est la réalité. Les deux instructions sur la théologie de la libération, pour prendre cet exemple, loin d’aboutir concrètement à une condamnation claire de cette "théologie" et de ses fauteurs, ont eu pour résultat le plus clair de les encourager ! — et pourquoi : tout cela parce que le tribunal est devenu essentiellement un office de recherche. C’est un esprit radicalement différent, un esprit maçonnique : il n’y a pas de vérité possédée, on est toujours en recherche de la vérité. On se perd dans des discussions entre les membres d’une commission de théologiens du monde entier, qui n’aboutissent qu’à pondre des textes interminables dont le flou reflète l’incohérence de ses auteurs.
Pratiquement, on ne condamne plus, on ne désigne plus les doctrines réprouvées, on ne marque plus les hérétiques du fer rouge de l’infamie. Non. On leur demande de se taire un an, on déclare : " Cet enseignement n’est pas digne d’une chaire de théologie catholique ", c’est tout. Pratiquement la suppression du Saint-Office est caractérisée, comme je l’écrivais au Saint Père[5], par la libre diffusion des erreurs. Le troupeau des brebis de Notre Seigneur Jésus-Christ est livré sans défense aux loups ravisseurs.

La politique pro-communiste du Saint-Siège
L’"Ostpolitik", ou politique de la main tendue avec l’Est, ne date pas du Concile, hélas. Déjà sous Pie XI et Pie XII des contacts étaient établis, au su ou à l’insu de ces papes, qui aboutirent à des catastrophes, heureusement limitées[6]. Mais à l’occasion du Concile et depuis, on assiste à des pactes véritables : je vous ai dit comment les Russes achetèrent le silence du Concile sur le communisme[7]. — Après Vatican II, les accords d’Helsinki furent patronnés par le Vatican : le premier et le dernier discours y furent prononcés par Mgr Casaroli, qui fut sacré archevêque pour la circonstance. — Le Saint-Siège manifesta bientôt une hostilité envers tous les gouvernements anticommunistes. Au Chili, le Saint-Siège soutint la révolution communiste d’Allende[8] de 1970 à 1972. Le Vatican a agi ainsi par ses nonciatures et par la nomination de cardinaux, tels Tarancon (Espagne), Ribeiro (Portugal), Aramburu (Argentine), Silva Henriquez (Chili), d’accord avec la politique pro-communiste du Saint-Siège. Or le poids de tels cardinaux, archevêques des métropoles, est considérable dans ces pays catholiques ! Leur influence est déterminante sur les conférences épiscopales qui, par des nominations d’évêques révolutionnaires, eux aussi, en arrivent à être en majorité favorables à la politique du Saint-Siège, et opposées aux gouvernements. Que peut alors faire un gouvernement catholique contre la majorité de l’épiscopat qui travaille contre lui ? C’est une situation effrayante ! Nous assistons à un incroyable renversement des forces. L’Église devient la principale force révolutionnaire dans les pays catholiques.

Le nouveau concordat avec l’Italie
La politique libérale du Saint-Siège, en vertu des principes de Vatican II, a visé à la suppression des États encore catholiques. C’est ce qui a été réalisé par le nouveau concordat entre le Saint-Siège et l’Italie. Mûri pendant douze années de discussions, et ce n’est pas une petite affaire, ce texte a été adopté par le Sénat italien, comme le relatèrent les journaux du 7 décembre 1978, après avoir été approuvé par la commission désignée par l’État italien, ainsi que par la commission du Vatican. Plutôt que de vous analyser cet acte, je vous lirai la déclaration du Président Andreotti faite ce jour-là pour présenter le document

" ... Voici une disposition de principe. Le nouveau texte de l’article premier établit solennellement que l’État et l’Église catholique sont chacun dans leur ordre propre indépendants et souverains. "

C’est déjà très faux, cela : "souverains", oui, c’est vrai, c’est ce qu’enseigne Léon XIII dans Immortale Dei[9] ; mais "indépendants", non ! " Il faut, dit Léon XIII, qu’il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonnés, non sans analogie avec celui qui dans l’homme constitue l’union de l’âme et du corps ". Léon XIII dit "union", il ne dit pas "indépendance" ! Je vous renvoie à l’entretien dans lequel j’ai traité des relations entre l’Église et l’État[10]. Mais voici la suite du texte du discours du Président italien :

" En principe, c’est l’abandon conclu de manière réciproque du concept de l’État confessionnel, selon les principes de la Constitution[11] et en harmonie avec les conclusions du concile Vatican II " [12].

Donc il ne peut plus y avoir d’État catholique, d’État confessionnel, c’est-à-dire qui professe une religion, qui professe la vraie religion ! C’est décidé par principe, en application de Vatican II. Et ensuite, en conséquence de ce principe, la législation du mariage est bouleversée, l’enseignement religieux également[13]. Tout cela est truffé de moyens pour faire disparaître l’enseignement religieux. Quant aux biens ecclésiastiques, des accords sont intervenus auparavant entre l’État et les religions méthodiste, calviniste et hébraïque. Toutes seront sur pied d’égalité...

*

J’aimerais souligner que cette volonté de supprimer toutes les institutions catholiques de la vie civile est une volonté de principe. On affirme, soit dans la bouche de ce Président italien, soit dans celle du cardinal Casaroli et de Jean-Paul II, soit dans celle de théologiens comme le cardinal Ratzinger, comme en définitive dans le texte de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, qu’il ne doit plus y avoir de "bastions" catholiques. C’est une résolution de principe. En particulier il ne doit plus y avoir d’États catholiques.
Autre chose serait de dire : " nous consentons à accepter la séparation de l’Église et de l’État, parce que la situation dans notre pays a complètement changé par la malice des hommes, la nation n’est plus en majorité catholique, etc., donc nous sommes disposés à subir une réforme correspondante des relations entre l’Église et l’État, sous la pression des événements, mais nous ne sommes pas d’accord avec le principe de la laïcisation de l’État et des institutions publiques ". — Ça, ce serait parfaitement légitime de le dire, dans les pays où la situation a vraiment changé.
Mais dire globalement qu’à notre époque, dans tous les pays, le régime d’union entre l’Église et les institutions civiles est dépassé, c’est absolument faux. D’abord, parce qu’aucun principe de la doctrine catholique n’est jamais "dépassé", même si son application doit tenir compte des circonstances ; or le régime d’union est un principe de la doctrine catholique, aussi immuable que celle-ci[14]. Et ensuite il y avait lors du Concile et après le Concile des États encore entièrement catholiques (Espagne, Colombie, Valais suisse) ou presque entièrement (Italie, etc.), qu’il était parfaitement injustifié de vouloir laïciser.

*

Or, pour prendre un exemple, le cardinal Ratzinger dit exactement le contraire dans son livre Les principes de la théologie catholique[15] :

" Presque personne ne conteste plus aujourd’hui que les concordats espagnol et italien cherchaient à conserver beaucoup trop de choses d’une conception du monde qui depuis longtemps ne correspondait plus aux données réelles.
De même presque personne ne peut contester qu’à cet attachement à une conception périmée des rapports entre l’Église et l’État correspondaient des anachronismes semblables dans le domaine de l’éducation.
Ni les embrassades, ni le ghetto ne peuvent résoudre durablement pour le chrétien le problème du monde moderne. Il reste que le "démantèlement des bastions" que Urs von Balthasar réclamait en 1952 était effectivement un devoir pressant.
Il lui a fallu (à l’Église) se séparer de beaucoup de choses qui jusque-là assuraient sa sécurité et lui appartenaient comme allant presque de soi. Il lui a fallu abattre de vieux bastions et se confier à la seule protection de la foi
".

Comme vous pouvez le constater, ce sont les mêmes banalités libérales que nous avons relevées déjà sous la plume de John Courtney Murray et d’Yves Congar[16] : la doctrine de l’Église en la matière est réduite à une "conception du monde" liée à une époque révolue, et l’évolution des mentalités vers l’apostasie est affirmée comme étant chose indifférente, inéluctable et tout à fait générale. Enfin, Joseph Ratzinger n’a que du mépris ou de l’indifférence envers le rempart que constituent pour la foi, l’État catholique et les institutions qui en découlent.
Une seule question se pose : ces gens-là sont-ils encore catholiques, si pour eux le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ est une conception révolue ? Et, deuxième question que je vous poserai : ai-je tort de dire que la société chrétienne et catholique, et en définitive l’Église, se meurt, non pas tant des attaques des communistes et des francs-maçons, que de la trahison des catholiques libéraux, qui, ayant fait le Concile, ont ensuite réalisé les réformes post-conciliaires ? Alors, admettez avec moi, les faits sous les yeux, que le libéralisme conciliaire mène maintenant l’Église au tombeau. Les communistes, eux, sont clairvoyants, comme le montre le fait suivant. Dans un musée de Lituanie, consacré en partie à la propagande athée, se trouve une grande photo de "l’échange des instruments" lors de la signature du nouveau concordat italien entre le président et le cardinal Casaroli ; la photo est accompagnée de cette légende : " Le nouveau concordat entre l’Italie et le Vatican, grande victoire pour l’athéisme " — Tout commentaire me semble superflu.

  1. Entretien sur la foi, Fayard, Paris, 1985, p. 30-31.
  2. Op. cit. p. 31-32.
  3. Op. cit. p. 36-37.
  4. Chap. XXV.
  5. Lettre ouverte de Mgr Lefebvre et de Mgr de Castro Mayer à Jean-Paul II, du 21 novembre 1983.
  6. Cf. Frère Michel de la Trinité, Toute la vérité sur Fatima, T. II Le secret et I’Église, p. 353-378 ; T. II Le troisième secret, p. 237-244, G. de Nantes, éditeur.
  7. Chapitre XXIX.
  8. Cf. Léon de Poncins, Christianisme et franc-maçonnerie, 2e édition, DPF, 1975, p. 208 sq.
  9. Cf. chapitre XIII (PIN. 136 : “ les deux puissances ”).
  10. Chap. XIII et XIV.
  11. La nouvelle Constitution italienne qui a aboli son premier article qui reconnaissait la religion catholique comme religion d’État.
  12. Le Président désigne ici la déclaration sur la liberté religieuse.
  13. Avec le nouveau concordat, c’est l’État qui propose les professeurs d’enseignement religieux à l’acceptation de l’Église. Renversement des rôles ! De plus, si des maîtres de l’école primaire refusent d’enseigner la religion, étant donné la liberté de conscience, on ne peut les y obliger.
  14. Sur l’immutabilité des principes du droit public de l’Église, voir chapitre XIV.
  15. Téqui, Paris, 1985, p. 427 et 437.
  16. Cf. chapitre XIX.

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